Dimanche 14 septembre 2025
La Croix Glorieuse – Année C
Homélie du Père Emmanuel Schwab

1ère lecture : Nombres 21,4b-9
Psaume : 77 (78),3-4a.c,34-35,36-37,38ab.39
2ème lecture : Philippiens 2,6-11
Évangile : Jean 3,13-17

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La Croix du Christ n’est pas une théorie religieuse. C’est le chemin concret qu’a pris Jésus, le Verbe fait chair, pour accomplir le chemin de notre humanité et nous ouvrir la porte du Ciel. Ce n’est pas une théorie, c’est ce que Dieu a fait et qu’il s’agit pour nous de contempler. 

Les lectures du jour, en rapprochant le serpent de bronze au désert — dont nous avons entendu le récit au livre des Nombres — et puis le Christ en croix élevé de terre, nous invitent d’abord à méditer sur ce serpent. 

Le serpent d’abord : sa morsure brûlante va causer la mort dans le peuple. Et c’est ce serpent, dont une effigie est faite en bronze, dressée en haut d’un mât, qu’il s’agit de regarder pour être sauvé. La comparaison que Jésus fait du Fils de l’homme avec le serpent de bronze suggère alors que le Fils de l’homme commence par faire mourir avant de sauver. Ce n’est pas complètement faux puisqu’il s’agit bien que meurt en nous l’homme ancien. Et saint Paul dans ses lettres utilisera deux verbes : le verbe “faire mourir” (Col 3,5) et le verbe “tuer” (Rm 8,13) pour dire comment nous devons faire disparaître dans nos vies un certain nombre d’attitudes et de comportements. Effectivement le Christ, par sa sainteté, met en lumière notre non-sainteté. Et le Christ vient nous appeler à faire mourir en nous l’homme ancien pour revêtir l’homme nouveau. C’est bien parce que le Christ paraît être un danger qu’il a terminé sur une croix. S’il apparaissait évidemment immédiatement comme le Sauveur, il ne serait pas mort en croix. Lorsque saint Paul, dans la Lettre aux Romains (5,10), nous dit que, étant pécheurs nous étions ennemis de Dieu… le terme est fort ; cela veut dire que souvent, pour l’homme pécheur, Dieu apparaît comme un ennemi. C’est vraiment en contemplant Jésus en croix que peut nous être révélé, bien sûr la profondeur du péché de l’homme puisque d’une certaine manière Jésus en croix nous dit : Regarde, regarde où conduisent tes péchés. Mais en même temps, nous est révélé plus profondément encore ce que Paul appellera dans la Lettre aux Éphésiens (3,18) la hauteur, la longueur, la profondeur de l’amour de Dieu qui nous est donné en Jésus.

Thérèse écrira dans une des lettres à sa sœur Céline : 

Jésus brûle d’amour pour nous… Regarde sa Face adorable !… Regarde ces yeux éteints et baissés !… regarde ces plaies… Regarde Jésus dans sa Face… Là tu verras comme il nous aime. (LT 087 à Céline – 4 Avril 1889)

Cette fête de la Croix Glorieuse, c’est la contemplation de l’amour de Dieu pour chacun de nous. Vous vous souvenez comment à Noël 1886, Thérèse dans la maison des Buissonnets va vivre ce qu’elle appelle sa “complète conversion”. Son adolescence dure quelques secondes dans l’escalier des Buissonnets : elle monte enfant, elle redescend quasiment adulte, et lorsqu’elle revient sur cet événement, elle dit :

Je sentis en un mot la charité entrer dans mon cœur. 

Et elle sent en même temps le désir de sauver les pécheurs. Comme si elle avait fait l’expérience pour elle-même d’un salut, d’une libération et qu’elle comprend immédiatement que ce que Jésus fait pour elle, il veut le faire pour tous. Et dans son récit où elle fait mémoire de cet événement, elle enchaîne avec ce qui se passe 6 mois plus tard, au mois de juillet 1887 dans l’église Saint-Pierre, la cathédrale Saint-Pierre à Lisieux où elle nous raconte ceci :

Un Dimanche en regardant une photographie de Notre-Seigneur en Croix — Je ne vous expliquerai pas pourquoi elle utilise le mot de photographie au lieu de image… — je fus frappée par le sang qui tombait d’une de ses mains Divines, j’éprouvai une grande peine en pensant que ce sang tombait à terre sans que personne ne s’empresse de le recueillir, et je résolus de me tenir en esprit au pied de [la] Croix pour recevoir la Divine rosée qui en découlait, comprenant qu’il me faudrait ensuite la répandre sur les âmes… Le cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi continuellement dans mon cœur : « J’ai soif ! » Ces paroles allumaient en moi une ardeur inconnue et très vive… Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes… (Ms A 45v)

Oui, dans cette contemplation de Jésus en croix est révélée à Thérèse la soif du Christ Jésus du salut des hommes, la soif d’amener au Père toute l’humanité sans oublier personne. Thérèse, tout le reste de sa vie, va être dévorée par cette soif et elle va offrir toute sa vie pour cela. Elle se laisse fasciner par ce qu’elle appelle cette “folie de Jésus”. 

Dans le manuscrit B, cette grande prière à Jésus où elle exprime cette vocation qu’elle cherche qui embrasse tout — « dans le cœur de l’Église ma mère, je serai l’amour, enfin je serai tout » — dans ce même manuscrit, vers la fin, elle contemple le mystère de l’Incarnation, de la Passion et de l’Eucharistie qui sont les trois abaissements du Fils de Dieu et elle écrit ceci :O Verbe Divin, c’est toi l’Aigle adoré que j’aime et qui m’attires ! c’est toi qui t’élançant vers la terre d’exil — l’Incarnation — as voulu souffrir et mourir afin d’attirer les âmes jusqu’au sein de l’Éternel Foyer de la Trinité Bienheureuse, — mystère de la Passion — c’est toi qui remontant vers l’inaccessible Lumière qui sera désormais ton séjour, c’est toi qui restes encore dans la vallée des larmes, caché sous l’apparence d’une blanche hostie… — Présence Eucharistique du Seigneur — Aigle Éternel, tu veux me nourrir de ta divine substance, moi, pauvre petit être, qui rentrerais dans le néant si ton divin regard ne me donnait la vie à chaque instant… O Jésus ! laisse-moi dans l’excès de ma reconnaissance, laisse-moi te dire que ton amour va jusqu’à la folie… Comment veux-tu devant cette Folie, que mon cœur ne s’élance pas vers toi ¿ Comment ma confiance aurait-elle des bornes ?… (MsB 5v – 8 septembre 1896)

Comment veux-tu devant cette Folie, que mon cœur ne s’élance pas vers toi ? 

Le fruit de la contemplation de la Croix glorieuse, c’est de se laisser transpercer par cette folie d’amour du Christ, et de se laisser ainsi embraser du feu de cet amour qui nous fait à la fois répondre au Christ par notre propre amour — car l’amour ne se paye que par l’amour, comme dit saint Jean de la Croix que Thérèse répète régulièrement —, et en même temps être embrasé du désir du salut de tous les hommes. La mission de l’Église n’est pas une activité marketing pour convaincre : elle prend sa source au pied de la croix. Ce que Thérèse a vécu dans la cathédrale Saint-Pierre en contemplant cette image de Jésus en croix, c’est cela que le Seigneur veut nous conduire à vivre, chacun selon notre propre grâce. En contemplant cet immense amour dont le Christ a aimé chaque homme, que notre désir brûle de faire connaître à chaque homme l’amour dont il est aimé. 

Et la manière la plus convaincante de révéler à nos frères les hommes l’amour du Christ pour eux, c’est de les aimer concrètement de ce même amour. Ce n’est pas d’abord par un discours, c’est d’abord par la manière dont nous vivrons la charité, c’est-à-dire aimer comme Jésus nous a aimés puisque c’est là le commandement nouveau et que l’Esprit-Saint nous est donné pour cela. 

A priori nous n’aimons pas la croix. Nous avons peur de souffrir… Mais la souffrance traverse nos vies, nous ne pouvons pas l’éviter. Souffrance corporelle, souffrance psychique, souffrance spirituelle. Dans la liturgie des heures en français, au commun des saintes, il y a une hymne dont quelques lignes disent un aspect intéressant sur cette souffrance. L’hymne s’adresse aux saintes et dit :

Vous savez bien le poids

De nos échecs

Et la souffrance qui refuse la croix ;

Pour souffrir, nous souffrirons. Accepterons-nous d’unir cette souffrance à la passion du Christ ou d’accepter que le Christ s’unisse à nous dans notre souffrance ? Accepterons-nous de lui offrir cette souffrance pour qu’elle devienne une souffrance rédemptrice pour toute l’humanité ? Accepterons-nous d’entrer dans le mystère de la Croix, non pas seulement en le contemplant de l’extérieur, mais en le vivant de l’intérieur parce que c’est le chemin du Ciel ? C’est par la Croix que le Christ est entré dans la gloire. C’est par la Croix qu’il est entré dans l’éternité de vie, qu’il a fait entrer notre humanité dans l’éternité de vie. 

Demandons cette grâce d’aimer la Croix. 

Demandons cette grâce de répondre à l’amour par l’amour. 

Demandons cette grâce de faire à notre tour des folies pour répondre à Jésus. 

Comme dit Thérèse à Céline dans une autre lettre :

L’amour de Jésus pour Céline ne saurait être compris que de Jésus !… Que Céline fasse des folies pour Jésus… L’amour ne se paie que par l’amour et les plaies de l’amour ne se guérissent que par l’amour.

(LT 085 à Céline – 12 mars 1889)

Amen.