Dimanche 2 novembre 2025
Commémoration des fidèles défunts – Année C

Homélie du Père Emmanuel Schwab

1ère lecture : Job 19,1.23-27a
Psaume : 26(27)
2ème lecture : Romains 6,1-11
Évangile : Marc 15,33-34a.c37 ; 16,1-6

Ce jour est un jour de prière pour les défunts. Mais qu’est-ce que cela veut dire, prier pour nos défunts, et comment le faire ? Cette prière pour nos défunts n’est pas très différente de la prière pour nous-mêmes, puisqu’il s’agit d’accueillir le salut que le Christ Jésus nous a acquis dans sa mort et sa résurrection. « Pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du Ciel », disons-nous dans le Credo, et tout ce qui s’ensuit — sa mort et sa résurrection — c’est “pour nous les hommes et pour notre salut” — et nous le savons bien : c’est pour chacun de nous, de manière personnelle. Finalement, le fond de notre prière, c’est de dire au Seigneur : ce que tu as fait pour moi, j’y consens et je te laisse faire. Je te laisse prendre la direction des opérations dans ma vie. 

Notre prière pour les défunts, c’est de nous unir à leur prière et de dire au Seigneur : ce que tu as fait pour chacun d’eux, nous y consentons. Notre rapport au Salut est toujours un rapport d’accueil, une attitude de réception. Et je cite quelques mots de Thérèse dans une lettre à son inévitable sœur Céline, la lettre 142 où elle lui dit :

Le mérite ne consiste pas à faire ni à donner beaucoup, mais plutôt à recevoir, à aimer beaucoup… Il est dit que c’est bien plus doux de donner que de recevoir, et c’est vrai, mais alors, quand Jésus veut prendre pour Lui la douceur de donner, ce ne serait pas gracieux de refuser. Laissons-Le prendre et donner tout ce qu’Il voudra, la perfection consiste à faire sa volonté, et l’âme qui se livre entièrement à Lui est appelée par Jésus Lui-même « Sa Mère, Sa Sœur » et toute sa famille. (LT 142 du 6 Juillet 1893, à Céline)

Laissons à Jésus la douceur de donner, et donc acceptons de recevoir. Et une manière de signifier que c’est bien Jésus qui agit pour nous sauver, c’est de célébrer l’Eucharistie, car dans le mystère de l’Eucharistie, nous sommes rendus actuels à l’événement de la mort et de la résurrection du Christ. Ce qui s’est joué “pour nous les hommes et pour notre salut” dans la mort et la résurrection de Jésus nous est rendu présent dans la célébration de l’Eucharistie. Et ainsi, nous accueillons ce don du salut. 

La coutume de faire célébrer des messes pour les défunts est une manière d’accueillir, en solidarité avec eux, dans la communion des saints, cette grâce du Salut pour nos défunts. Et c’est une coutume heureuse de faire célébrer la messe pour les défunts. L’offrande qui y est jointe est une manière de signifier l’offrande de notre propre vie pour accueillir ce Salut. On n’“achète” pas une messe, et cela n’a pas beaucoup de sens de faire dire une messe et de s’en désintéresser une fois qu’on a donné l’offrande… 

Il s’agit bien, dans la prière, de s’unir à la célébration de cette Eucharistie, soit en y étant présent, soit à distance, pour accueillir vraiment, dans la prière, la grâce de Dieu. 

Dans cette célébration de l’Eucharistie, c’est tout le Ciel qui est présent. Car qu’est-ce que le Ciel ? Jésus est ressuscité en notre humanité. Il est homme, « entièrement semblable à nous, à l’exception du péché », dit la Lettre aux Hébreux (4,15). C’est bien en cette humanité singulière qu’il a vécu et qu’il est ressuscité, et c’est bien cette humanité qui est présente en Dieu. Et nous, par le baptême, nous avons été mis avec le Christ, nous l’avons entendu dans la deuxième lecture : Nous tous qui par le baptême avons été unis au Christ Jésus, pour déjà partager la résurrection de Jésus, nous sommes devenus membres de son corps. Le Ciel, c’est Jésus. Et donc, lorsque nous célébrons l’Eucharistie, c’est tout le Ciel qui est présent, tous ceux qui sont comme abrités dans le Corps du Christ, dans l’attente de la résurrection finale. Thérèse en a l’intuition très tôt. Elle fait sa première communion le 8 mai 1884, quand elle a 11 ans, et elle vit cette première communion d’une manière très intense — elle emploie même le mot de “fusion” avec Jésus : nous ne faisions plus qu’un — et elle se met à pleurer. Dans tous les grands événements de sa vie, dans ses écrits, elle se met à parler d’elle à la troisième personne, comme si elle se regardait. Donc elle dit :

Sa joie était trop grande, trop profonde pour qu’elle pût la contenir, des larmes délicieuses l’inondèrent bientôt au grand étonnement de ses compagnes, qui plus tard se disaient l’une à l’autre : « Pourquoi donc a-t-elle pleuré ? N’avait-elle pas quelque chose qui la gênait ?… — Non c’était plutôt de ne pas voir sa Mère auprès d’elle, ou sa Sœur qu’elle aime tant qui est carmélite. » Elles ne comprenaient pas que toute la joie du Ciel venant dans un cœur, ce cœur exilé ne puisse la supporter sans répandre des larmes… Oh ! non, l’absence de Maman ne me faisait pas de peine le jour de ma première communion : le Ciel n’était-il pas dans mon âme, et Maman n’y avait-elle pas pris place depuis longtemps ? Ainsi en recevant la visite de Jésus, je recevais aussi celle de ma Mère chérie qui me bénissait se réjouissant de mon bonheur… (Ms A Folio 35)Il n’y a pas de lieu où nous soyons plus proches de nos défunts que l’Eucharistie, que la célébration de l’Eucharistie, que la manducation de l’Eucharistie, que la prière devant le tabernacle. Nous sommes plus près de nos défunts devant le tabernacle que devant la tombe de nos défunts. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas bon d’aller sur la tombe de nos défunts… mais nous sommes plus proches d’eux devant le tabernacle. Mais ce n’est pas une présence sentie, c’est une présence dans la foi. Elle n’est pas plus sentie que la présence du Seigneur Jésus. C’est dans la foi que nous savons que le Seigneur est là dans l’Eucharistie. C’est dans la foi que nous savons que nos défunts, dont nous espérons qu’ils ne sont pas en enfer, sont bien abrités dans le corps du Christ et qu’ils sont là présents mystérieusement. Et ce n’est pas être fou que de parler à nos défunts sans attendre de retour… Ils n’ont pas disparu dans le néant. Et il est normal d’avoir un commerce avec eux dès l’instant que nous acceptons qu’ils soient morts, c’est-à-dire qu’il ne sont plus auprès de nous et que ce ne soit pas une manière de, finalement, vouloir nier cet événement dramatique, traumatique de la mort. Car nous éprouvons tous l’absence réelle de nos défunts. Et si le temps amoindrit la peine, parfois certains événements, certaines paroles, certains souvenirs viennent raviver l’absence que nous sentons plus profondément. C’est le moment de nous en remettre au Seigneur Jésus, d’offrir à nouveau nos défunts pour qu’il veille sur eux. 

Enfin, je le disais au début de cette messe, un jour nous allons mourir. 

Thérèse vit sa première hémoptysie, son crachement de sang, dans la nuit du jeudi au vendredi saint de l’année 1896. Et là, elle se dit : Ça y est, je vais mourir, youpi, je vais retrouver Jésus ! (traduction libre !) Mais elle va mourir le 30 septembre 1897. Donc en fait, on pourrait dire qu’elle va mettre 18 mois à mourir. 18 mois à se préparer à laisser le Seigneur faire. Et comme elle le dit, je ne voudrais pas anticiper d’une seconde, par ma propre action, ce moment-là, parce qu’elle a conscience que c’est vraiment Jésus qui fait, qui agit. Et Jésus est présenté, se présente lui-même, dans certaines paraboles de l’Évangile, comme le voleur. Vous savez : si l’homme qui a sa maison savait à quelle heure le voleur devait venir, il surveillerait sa maison (Cf. Mt 24,43). Et Thérèse joue avec cela, surtout au mois de juin et au mois de juillet 1897 où elle parle du voleur à bien des reprises. Le 9 juin, elle dit, c’est dans le Carnet jaune :

Il est dit dans l’Évangile que le bon Dieu viendra comme un voleur. Il viendra me voler tout plein gentiment. Oh ! que je voudrais bien aider au Voleur !

Et puis un peu plus tard, dans cette même journée :

Je ne crains pas le Voleur… Je le vois de loin, et je me garde bien de crier : Au voleur ! Au contraire, je l’appelle en disant : Par ici ! par ici !. (CJ 9 juin, 1.4)

C’est aussi tout l’humour de Thérèse qui joue à l’enfant, mais en fait ce qu’elle est en train de dire est extrêmement profond : elle est en train de dire qu’elle attend ce moment de la rencontre. Et comme je le disais hier en disant que Dieu nous fait avancer sur le chemin de la sainteté en nous dépouillant, pour arriver jusqu’à la dépouille mortelle, il s’agit aussi, nous, dès maintenant, de nous préparer à ce jour en nous laissant dépouiller petit à petit, pour pouvoir nous donner tout entier et nous laisser prendre par les bras de Jésus pour qu’il nous conduise au Père. Ce n’est pas seulement le jour de notre mort qu’il faudra vivre cela, c’est dès maintenant qu’il faut apprendre à le faire jour après jour.

Et Mère Agnès pose à Thérèse la question : 

Avez-vous peur du Voleur ? Cette fois il est à la porte !

Nous sommes au début du mois de juillet. Thérèse répond :

Non, il n’est pas à la porte, il est entré.

Magnifique ! Il n’est pas à la porte. Il est entré. Il est déjà là, le voleur. Il est déjà au-dedans de moi. « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi », dit Paul (Ga 2,20) et pourrait dire Thérèse, et j’espère pouvons-nous dire chacun de nous : ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. Ce n’est pas la conséquence de mes efforts qui me permet de dire cela, c’est ce que Dieu fait pour moi, que le Christ vive en moi. 

Et Thérèse continue :

Mais qu’est-ce que vous dites, ma petite Mère ! Si j’ai peur du Voleur ! Comment voulez-vous que j’aie peur de quelqu’un que j’aime tant ? ! 

Mais en même temps, par la tuberculose et l’étouffement qui en est la conséquence, Thérèse vit de terribles douleurs, terribles souffrances physiques, Et dans les notes qu’a prises Mère Agnès, Thérèse aurait dit, un jour d’août 1897 :

Veillez bien ma Mère, lorsque vous aurez des malades en proie à d’aussi violentes douleurs, à ne point laisser auprès d’elles des médicaments qui soient poison. Je vous assure qu’il ne faut qu’un moment lorsqu’on souffre à ce point pour perdre la raison. Et alors on s’empoisonnerait très bien. (Autres paroles à Mère Agnès – août 97)

Il nous faut entendre cela. Et si nous sommes invités par le sens de ce qu’est la vie, la vie humaine, à résister aux tentations de ce qu’on appelle l’“euthanasie”, qui est un mot élégant pour dire qu’on va faire mourir volontairement quelqu’un, il nous faut entendre que cette tentation à certains moments d’en finir est une tentation réelle qu’il faut accompagner avec une infinie compassion et une infinie tendresse. Et on ne peut pas d’un côté dire que l’euthanasie n’est pas bien, sans trouver les moyens de s’investir dans l’accompagnement des malades qui souffrent. Car il y a une grande solitude dans cette souffrance et je pense que dans certaines situations seul le Seigneur peut entrer là. Seul le Seigneur peut nous rejoindre à l’intime de la souffrance. 

Nous allons mourir un jour, c’est une joie. C’est le jour où enfin nous pourrons basculer définitivement du côté de Dieu et nous nous y préparons joyeusement, non pas à mourir et aller au cimetière, mais à entrer dans la plénitude de la vie.

Je ne meurs pas, j’entre dans la vie », écrit Thérèse à l’abbé Bélière. 

Et le 31 juillet, elle s’écrie :

L’Voleur viendra
Et m’emport’ra
Alleluia ! 

(CJ 31 juillet, 10)