Dimanche 6 avril 2025

5ème dimanche de Carême – Année C

Homélie du Père Emmanuel Schwab

1ère lecture : Isaïe 43,16-21

Psaume : 125 (126),1-2ab,2cd-3,4-5, 6

2ème lecture : Philippiens 3,8-14

Évangile : Jean 8,1-11

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Cette femme a deux possibilités : l’endurcissement ou la conversion. L’endurcissement qui consisterait à dire : « J’ai eu chaud, je l’ai échappé belle, la prochaine fois, j’éviterai de me faire prendre ». (Au passage, c’est quand même difficile de commettre l’adultère tout seul… Où est l’homme qui a commis l’adultère avec elle ? Pourquoi n’est-il pas devant Jésus ? C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse, si ce n’est qu’elle suggère la complicité de ceux qui amènent cette femme.

 L’autre solution, c’est la conversion. Et là encore, il a deux possibilités : la conversion pharisienne ou la conversion chrétienne.

La conversion pharisienne, c’est ce que Paul a essayé pendant des années. Et il en arrive à dire — c’est ce qu’il décrit dans les quelques lignes avant le passage magnifique que nous avons entendu dans la deuxième lecture — que pour la justice que donne la loi, il est devenu un homme irréprochable. Et nous n’avons pas de raison de mettre en cause la parole de Paul. Mais dans la rencontre qu’il fait du Christ sur le chemin de Damas, va se produire en lui un bouleversement qui le fait passer de l’état de pharisien à l’état de disciple de Jésus-Christ.

C’est ce qu’il décrit dans cette lecture que nous avons entendue. (Un passage que je ne saurais trop vous inviter à relire souvent — chapitre 3 des Philippiens.) Que dit Paul ? Il dit en fait que vouloir me convertir, vouloir être juste par mes seules forces est une impasse ; et que lui, en découvrant le Christ crucifié pour lui, dans cette impasse, il a fait demi-tour pour prendre un autre chemin. « Tous les avantages que j’avais autrefois — notamment celui d’être un homme irréprochable : “J’ai tout bien fait. Seigneur, tu peux me considérer comme quelqu’un de bien” — je les considère comme une perte à cause de ce bien qui dépasse tout : la connaissance du Christ Jésus, mon Seigneur ». Et vous remarquerez que, comme Thérèse le fera plus tard, sur un point aussi important, il n’appelle pas Jésus “notre Seigneur”, mais “mon Seigneur” : c’est dans cette rencontre intime, existentielle, de Paul avec Jésus que quelque chose a basculé. Paul a compris que Jésus a livré sa vie pour lui, Paul. C’est ce qu’il dira aux Galates : « le Fils de Dieu m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,20). Thérèse s’écriera bien plus tard : Jésus a fait des folies pour nous.

Et quelle est la réponse de Paul ? C’est de dire : mais c’est donc Jésus qui me rend juste. C’est Jésus, par sa mort et sa résurrection, c’est-à-dire par son amour miséricordieux qui va jusqu’à donner sa vie pour moi, qui me rend juste ! Et puisque Jésus me rend juste, alors je veux répondre à Jésus en faisant ce qui lui plaît. Je veux répondre à son amour par mon amour. Il y a, dans cette conversion, une véritable inversion. L’homme religieux est spontanément pharisien, c’est-à-dire qu’il veut agir bien pour que Dieu trouve que vraiment, c’est bien ce qu’il fait et qu’alors Dieu se mette à l’aimer. C’est cela que nous portons au fond de nous d’une certaine manière… La conversion chrétienne, c’est de découvrir tout l’inverse : que cet amour est premier, ce que saint Jean exprimera dans sa première Lettre en disant : « Voici ce qu’est l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimé le premier et qui a donné son Fils en victime offerte pour nos péchés » (1 Jn 4,10). Découvrir que l’amour de Dieu est premier, que la miséricorde de Dieu est première, et que c’est cette miséricorde qui nous remet debout, que c’est cette miséricorde qui nous rend juste et saint.

C’est toute la découverte que fait Thérèse.

Un jour, elle a manqué de patience envers une sœur alors qu’elle est déjà très malade, une sœur qui insiste — sœur Saint-Jean-Baptiste — pour que Thérèse vienne l’aider dans un travail de peinture. Thérèse n’en peut plus, sa prieure Mère Agnès intervient en disant : vraiment Thérèse est malade, elle est très fatiguée… L’autre insiste et Thérèse perd un peu patience. Ensuite Thérèse se reproche ce manque de patience en voyant que c’est un manque de charité, et puis elle va trouver sa prieure qui va la consoler. Elle croise ensuite sœur Saint-Jean-Baptiste qui va finalement s’excuser d’avoir tant insisté. Alors Thérèse rentre dans sa cellule et elle écrit ceci à sa prieure :

En rentrant dans notre cellule, je me demandais ce que Jésus pensait de moi, aussitôt je me suis rappelé ces paroles qu’il adressa un jour à la femme adultère : « Quelqu’un t’a-t-il condamnée ?… » Et moi, les larmes aux yeux, je lui ai répondu : « Personne, Seigneur… Ni ma petite Mère, image de votre tendresse, ni ma Sr St-Jean B., image de votre justice, et je sens bien que je puis aller en paix, car vous ne me condamnerez pas non plus !… » (LT 230 à Mère Agnès – 28 mai 1897) C’est cela l’expérience chrétienne, mais cela arrache à Thérèse des larmes : des larmes non seulement de repentir, mais des larmes de reconnaissance, des larmes de gratitude. Comment est-il possible que je sois autant aimé ? Comment est-il possible que cet amour gratuit me soit donné ? Il n’y a qu’un mot qui exprime vraiment l’amour, c’est “merci”. Merci qui veut dire miséricorde. Merci est un mot qui me permet d’accueillir le don qui m’est fait, sans vouloir le payer d’une manière ou d’une autre. La pénitence chrétienne que l’Église nous invite à vivre pendant le temps du Carême, ce n’est pas pour acheter le fait d’être sauvés ; c’est pour exprimer notre reconnaissance parce que nous avons été sauvés dans la mort et la résurrection de Jésus ; et que, comme nous l’avons un peu oublié, il nous faut revenir au Seigneur en le choisissant en premier, et donc en disant : tout le reste c’est second et je le laisse de côté. Cela me coûte, parce que je me suis réhabitué à profiter des choses de ce monde, mais n’oublions pas que nous mourrons nus, nous mourrons en abandonnant tous nos biens et nous arriverons au ciel riches seulement de l’amour que nous aurons donné à Dieu et à nos frères.

En faisant miséricorde à la femme adultère, Jésus ouvre devant elle un chemin de nouveauté. C’est ce que nous entendions dans la première lecture : « Ne faites plus mémoire des événements passés, ne songez plus aux choses d’autrefois. Voici que je fais une chose nouvelle : elle germe déjà, ne la voyez-vous pas ? ». Le Seigneur, par sa miséricorde, crée en nous un chemin toujours neuf ! Nous sommes sans cesse déliés du poids de nos péchés, mais acceptons-nous d’être déchargés du poids de nos péchés ?

La culpabilité est une action spontanée de notre conscience, lorsque nous avons fait mal, mais elle n’est qu’un système d’alarme pour nous alerter sur le fait que là, nous avons fait quelque chose qui mérite d’être regardé. Une fois que j’ai identifié que non, je n’ai pas fait mal, la question est terminée. Ou bien si j’ai identifié que oui, j’ai mal agi, il s’agit pour moi d’accueillir la miséricorde de Dieu qui me sauve, d’abandonner mes péchés au Seigneur. Si je peux réparer le mal que j’ai fait, je dois le réparer. Mais je ne dois pas continuer à laisser le remords détruire mon cœur : il s’agit d’accueillir une nouveauté et de ne pas me laisser enfermer dans mon péché, mais au contraire, accueillir un salut qui me permet de changer, de me convertir vraiment. La dernière parole de Jésus à la femme adultère est une parole à la fois pleine d’espérance et en même temps, d’exigence : « Va, et désormais ne pèche plus ». Mais si le Seigneur peut lui dire : ne pèche plus, c’est parce que sa miséricorde à lui rend capable cette femme de ne plus pécher. La miséricorde de Dieu me rend capable de renoncer au péché. Pourquoi est-ce que je m’accroche à mes péchés ? C’est que je n’aime pas assez le Seigneur. Et c’est une grâce à demander dans la prière sans cesse : « Seigneur, donne-moi de t’aimer davantage… » car plus j’aimerais le Seigneur Jésus, plus je pourrais me convertir, c’est-à-dire chercher à faire ce qui lui plaît, parce que c’est l’amour qui nous fera faire des grandes choses ; pas le devoir, pas la tension de la volonté, mais l’amour.

C’est pour cela que Thérèse écrit dans cette célèbre poésie, Vivre d’amour :

Vivre d’Amour, c’est bannir toute crainte

Tout souvenir des fautes du passé.

De mes péchés je ne vois nulle empreinte,

En un instant l’amour a tout brûlé…

Flamme divine, ô très douce Fournaise !

En ton foyer je fixe mon séjour

C’est en tes feux que je chante à mon aise :

« Je vis d’Amour !… » (PN 17§6)

Il s’agit d’entrer dans une nouveauté. Thérèse écrira ainsi : Il n’y a que la charité qui puisse dilater mon cœur. Car cette nouveauté, c’est précisément que la charité est répandue dans nos cœurs, tout autant que nous accueillons la miséricorde de Dieu. Thérèse continue : O Jésus, depuis que cette douce flamme le consume, je cours avec joie dans la voie de votre commandement nouveau — aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés — Je veux y courir jusqu’au jour bienheureux où, m’unissant au cortège virginal, je pourrai vous suivre dans les espaces infinis, chantant votre cantique nouveau qui doit être celui de l’Amour. (Ms C 16r°)

Mais peut être me direz-vous : Oui, mais je ne peux pas oublier les fautes que j’ai commises. Et puis il est important que je m’en souvienne pour pouvoir les dire à ma prochaine confession au prêtre. Oui, bien sûr.

Mais se souvenir de mes fautes ne doit pas m’accabler, m’abattre, me décourager, mais me donner de contempler la miséricorde du Seigneur. Même de cela Seigneur, tu me sauves et tu m’as aimé jusqu’à ce point où tu me sauves même de cela.

Ainsi, terminons avec cet extrait de la lettre à l’abbé Béllière, au mois de juin 1897. Thérèse contemple la femme pécheresse, qu’elle confond avec Marie-Madeleine, au chapitre 7 de saint Luc, qui vient baigner de ses larmes les pieds de Jésus et les essuyer de ses cheveux chez Simon le Pharisien. Et elle écrit :

Lorsque je vois Madeleine s’avancer devant les nombreux convives, arroser de ses larmes les pieds de son Maître adoré, qu’elle touche pour la première fois ; je sens que son cœur a compris les abîmes d’amour et de miséricorde du Cœur de Jésus, et que toute pécheresse qu’elle est ce Cœur d’amour est non seulement disposé à lui pardonner, mais encore à lui prodiguer les bienfaits de son intimité divine, à l’élever jusqu’aux plus hauts sommets de la contemplation.

Ah ! mon cher petit Frère, depuis qu’il m’a été donné de comprendre aussi l’amour du Cœur de Jésus, je vous avoue qu’il a chassé de mon cœur toute crainte. Le souvenir de mes fautes m’humilie, me porte à ne jamais m’appuyer sur ma force qui n’est que faiblesse, mais plus encore ce souvenir me parle de miséricorde et d’amour.

Comment lorsqu’on jette ses fautes avec une confiance toute filiale dans le brasier dévorant de l’Amour, comment ne seraient-elles pas consumées sans retour ? (LT 247 à l’abbé Bellière – 21 juin 1897)

Amen

Père Emmanuel Schwab, recteur du Sanctuaire